Le rôle sociétal des ordres professionnels

13 avril 2020

Le 27 février 2020, trois facultés de l’Université Laval s’unissaient  pour réfléchir sur le concept de professionnalisme.  Les facultés de Médecine,  de pharmacie et de sciences infirmières  partagent ce souci de former des professionnels  ayant des valeurs communes qui reposent sur l’expertise et sur  une posture éthique, mais  également  sur le sens des responsabilités sociales.

Cette  journée de réflexion visait  à assurer une vision la plus consensuelle possible  au sein du corps professoral,  tout en tenant compte des attentes des étudiants. J’ai eu le plaisir d’y participer en tant que conférencière invitée. Le texte suivant s’inspire de ma présentation.

 Le concept de base

Nous référons tous au professionnalisme comme étant la qualité de la pratique d’un métier ou d’une profession, donc  l’expertise de pointe. On connait l’expression : « C’est un vrai pro! ». Mais au-delà de ce savoir-faire, on ajoute le savoir-être.  La tenue, l’habillement, le langage, le respect, l’écoute, l’intégrité, le respect de la déontologie  sont toutes des qualités  que l’on  associe au professionnalisme.  Le concept du professionnalisme réfère donc  «  au contrat social entre les professionnels et la société, contrat dont les valeurs fondamentales sont l’expertise et l’altruisme. »[1]

 L’Université Laval enrichit la vision du professionnalisme en y ajoutant d’autres valeurs sociales telle l’équité et la diversité et en  intégrant la notion d’imputabilité sociale. De plus, le professionnel  doit être un agent de changement  et   pouvoir agir  dans le contexte socio-culturel  et économique de son lieu d’exercice. La défense de valeurs humanistes s’avère au cœur du professionnalisme.

La responsabilité sociétale

 Le professionnel n’exerce pas en vase clos. Au-delà d’une pratique réflexive basée sur les données probantes, le praticien peut s’intéresser à des problèmes d’intérêt public,  devenir un leader d’opinion et même,  dans des cas plus exceptionnels, transformer la société.   La loi facilitant la divulgation d’actes répréhensibles à l’égard des organismes publics facilite la dénonciation par le dépôt d’un signalement par un lanceur d’alerte, souvent un professionnel avisé, auprès du Protecteur du citoyen. La ligne s’avère  toutefois mince entre le devoir de loyauté et le devoir de réserve et l’intérêt public. Plusieurs cas médiatisés ont eu lieu au Québec.  Le cas le plus connu est celui de l’agronome Louis Robert, fonctionnaire, qui a dénoncé la gouvernance du Centre de recherche sur les grains du Québec (CEROM)

Toutefois, cette capacité à influencer la société s’incarne le plus souvent par des associations, syndicats ou des  ordres professionnels.  On peut affirmer  que les ordres professionnels ont une responsabilité sociétale incarnée par leur mission de protection du public et  les pouvoirs délégués de l’État. Ces pouvoirs de réglementation d’une profession, balisés et autorisés  par l’État,  constituent le cœur des activités des ordres professionnels. Les ordres peuvent aller au-delà de ces activités de règlementation pour actualiser leur rôle sociétal.

La responsabilité sociétale réfère aux préoccupations sociales et environnementales  d’une profession exprimées par la prise de parole publique dans les débats de société et la participation aux commissions parlementaires. Cette prise de parole vise à suggérer à l’État des politiques les plus appropriées d’intérêt public. Il s’agit en quelque sorte d’un mandat de conseil à  l’État.

Rappelons que le Conseil interprofessionnel  du Québec (CIQ) qui regroupe dans un organisme de type associatif[2] les 46 ordres (55 professions) voit son rôle d’organisme-conseil aux autorités publiques consacré dans le Code des professions. Il constitue donc la voix collectives des ordres. Le CIQ qui n’a aucune activité de règlementation et qui n’est pas assujetti à une surveillance de la part de l’Office des professions possède  toute l’indépendance nécessaire pour exposer des positions d’intérêt public.

On a pu entendre récemment des ordres s’exprimer publiquement sur des enjeux tels l’usage des pesticides[3], la lutte contre l’usage du tabac[4], l’aménagement du territoire et  la protection des riverains[5] ou les changements climatiques[6].

L’intervention des ordres dans la sphère publique comporte de nombreux défis.  Les opposants se font nombreux et les accusations de corporatisme peuvent surgir à tout moment. Pour faire dévier le débat et s’assurer que la voix  d’un ou plusieurs ordres ne soit entendue, l’accusation de corporatisme s’avère le meilleur moyen de les  réduire au silence.

Les accusations de corporatisme

Dans toutes les professions, il peut coexister des syndicats, des ordres, des associations sectorielles, des associations d’affaires. Ces groupes peuvent exprimer des positions divergentes, voire antagonistes. Dans le bruit de tous les médias, la confusion règne.  Il  n’est pas facile pour la population de bien identifier les enjeux et de distinguer  les  jeux d’intérêts.

En ce qui concerne l’intégration des professionnels immigrants, les ordres ont été accusés de corporatisme.  De quoi parlons-nous?  Des immigrants ou des employeurs se plaignent  que  les ordres empêcheraient des immigrants  de pouvoir exercer leur profession. Or, le seul pouvoir des ordres en cette matière  est d’appliquer un règlement d’équivalence de diplômes ou de formation. L’exercice consiste  à comparer la formation et les diplômes de l’immigrant aux programmes exigés aux résidents du Québec. Il s’agit donc d’une question d’équité et de standards. Le CIQ tente depuis trois ans de combler le déficit réputationnel des ordres en publiant statistiques, études, mémoires, communiqués pour combattre la désinformation portant sur l’intégration des professionnels immigrants.

Les ordres professionnels ne sont pas des associations volontaires ou des corporations au sens du droit civil, ce sont des personnes morales de « droit public ».  Créatures de l’État, ils ne sont pas auto-proclamés. Leurs pouvoirs relèvent du principe de subsidiarité.  En fait, le corporatisme dans son sens original désigne « une doctrine socio-économique favorable  à l’existence d’organisations regroupant les acteurs d’une même profession …Il propose d’en faire des organismes incontournables de consultation pour les pouvoirs publics.»[7] On peut donc comprendre que le corporatisme s’avère un mode d’organisation politique d’une société. D’ailleurs, on évoque souvent la notion de « corps intermédiaires »  dans la vie démocratique.

Le corporatisme dans son usage courant réfère plutôt  «de manière péjorative à l’attitude consistant à défendre les intérêts de sa corporation, de sa caste ou de son groupe social… C’est le cas lorsqu’un groupe puissant ….parvient à faire pression sur les pouvoirs économiques, sociaux et politiques et à contrôler leurs décisions au bénéfice de ses adhérents, plutôt qu’à celui de l’intérêt général.»[8]  Ainsi, on comprend que les ordres étant des corporations professionnelles, soient  perçus  à tort  comme des regroupements corporatistes au sens péjoratif du terme. Cela ne veut pas dire que des ordres n’aient pu défendre, à l’occasion, des positions corporatistes, notamment en matière de protection  jalouse de leurs champs d’exercice.

Sur l’agora, les ordres doivent impérativement adopter un discours d’intérêt public crédible et cohérent. L’interdisciplinarité et la complémentarité professionnelles  doivent  être valorisées  sur la place publique.  À cet égard, les campagnes de promotion que certains ordres mettent de l’avant que ce soit pour souligner leur contribution historique ou scientifique ou encore, pour intéresser la relève visent à consolider une image de marque susceptible de moderniser leur réputation ou de mériter la confiance de la population. Je ne vois pas pourquoi  il faudrait dénigrer le bien-fondé de ces campagnes. À part le fait qu’il y a une asymétrie de moyens entre les ordres.

Il existe une école de pensée plus conservatrice au Québec et dans certains pays qui souhaiterait  voir les ordres cantonnés  de façon stricte dans leurs activités de surveillance de leur profession, notamment l’application du Code de déontologie. Cette polarisation revient de façon épisodique. Les ordres devraient-ils prendre la parole publiquement ?  Mon opinion est à  l’effet que contraindre  les ordres au silence signifierait de les réduire à un appareil technocratique d’application réglementaire, sans boussole, sans direction, sans objectif sociétal. Ce qui serait antinomique de l’intérêt public.

Conclusion

 Plusieurs groupes aspirent à devenir un ordre professionnel ou tout au moins à une profession réglementée au Québec. Il y en aurait plus de quinze qui font des représentations à cette fin. Ces groupes invoquent la nécessaire  protection du public. Dans les faits, la reconnaissance ordinale s’avère le levier de prédilection pour être reconnu socialement.[9] La professionnalisation permet la création d’un ethos collectif incarné par l’ordre.  Dans plusieurs cas, c’est un enjeu de survie des programmes de formation pour le groupe candidat. Toutefois, ces groupes aspirants sous-estiment beaucoup toutes les  obligations légales et bureaucratiques qui découlent du statut ordinal et leurs membres rechignent à payer la cotisation nécessaire pour remplir toutes ces obligations administratives et légales.

La création d’ordres  au fil du temps  s’est faite selon l’humeur  gouvernementale. Parfois, pour calmer des groupes de pression trop agressifs, parfois pour se délester d’un problème de gestion publique, parfois pour des fins politiciennes, parfois pour une stricte question de protection du public. Il s’agit toujours d’un choix de société à géométrie variable. On a qu’à regarder la liste des professions reconnues au Québec  versus celles en Ontario ou en dans les pays européens. Ces listes ne sont pas identiques.  Les ordres professionnels constituent  une forme institutionnelle au service de l’État pour des fins de contrôle économique, social ou politique. On peut le constater présentement avec la volonté gouvernementale au Québec d’élargir les activités des pharmaciens et des infirmières praticiennes. Un autre exemple passé fut celui de la revendication des  groupes féministes en soutien à la création de la profession de sages-femmes.  Sous un autre angle, la décision gouvernementale de conclure des accords de reconnaissance mutuelle entre les ordres de la France et ceux du Québec relevait davantage de la stratégie politique et économique.

Dès le début de la Nouvelle-France, en 1663, il y avait déjà  26 notaires en exercice. Des  ordres professionnels au Québec ont vu le jour dès le milieu du 19ème siècle. D’autres sont  centenaires. Le dernier ordre créé fut celui des criminologues en 2015. Les ordres et les professions réglementées ont contribué au développement du Québec et sont intimement liés à son histoire.  Dans le contexte du développement accéléré des technologies et du numérique, le contour des professions réglementées sera redéfini, peut-être même que certaines disparaîtront. Les  professions devront relever les défis nouveaux  de la société contemporaine . On peut souhaiter qu’une vision renouvelée et enrichie du rôle sociétal  des ordres professionnels émane au cours des prochaines années et que ces derniers ne croulent pas davantage sous des obligations technocratiques sans valeur ajoutée.

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[1] L’Imputabilité sociale et le professionnalisme. Cadre de référence  facultaire. Faculté de médecine de l’Université Laval,  Juin 2013.

[2] Obligatoire, prévu au Code des professions.

[3] Ordre des agronomes du Québec

[4] Le Collège des médecins du Québec, l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec, l’Ordre des pharmaciens du Québec, l’Ordre des inhalothérapeutes du Québec.

[5] Ordre des arpenteurs-géomètres du Québec

[6] Ordre des infirmières et infirmiers du Québec, Ordre des chimistes du Québec

[7] http://www.toupie.org/Dictionnaire/Corporatisme.htm

[8] ibid

[9] Le cas des orthopédagogues. http://journals.sfu.ca/cje/index.php/cje-rce/article/view/2544/2721

Catégorie(s): Conseil interprofessionnel du QuébecProfessions réglementées

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